Mon grand-père s'appelait Albert. Y penser, c'est toujours revenir loin en arrière, presque en mon enfance, car il est mort quand j'étais adolescente. J'y pense souvent, car c'était une personnalité marquante, quelqu'un qu'on n'oublie pas.
Je sais pourtant assez peu de choses de lui je trouve. J'ai un sentiment d'inachevé, j'aurais dû parler plus avec lui, et surtout l'écouter plus, le questionner. Mais on ne sait pas l'urgence de ces choses, quand on est si jeune...
Il avait été instituteur, directeur d'école même : c'est la première chose qui me revient. Ça faisait tellement partie de lui, le savoir, une certaine autorité, transmettre, enseigner, lire, continuer à apprendre... Et puis aussi il était socialiste. Ça, c'est la deuxième chose importante, car il le disait à qui voulait l'entendre ! Il était agnostique : c'est lui qui m'a donné envie de chercher ce mot dans le dictionnaire, car je ne savais pas ce que c'était. Il savait beaucoup de choses, suivait l'actualité de près, lisait Le Monde tous les jours. Il avait un avis sur tout : beaucoup d'événements le faisaient démarrer au quart de tour, la politique surtout, ou le sport, il s'emportait alors et disait des gros mots... qu'on nous interdisait de dire, nous, enfants !
Il était passionné par le cyclisme, suivait le Tour de France assidûment l'été. L'hiver, il lisait des romans policiers, à une vitesse incroyable, il avait des collections de ces romans noirs qui ne m'ont jamais trop attirée... L'hiver, il était frileux, il passait une partie de ses journées les pieds sur le radiateur.
Toute l'année, il portait un chapeau. Chapeau de feutre l'hiver, de toile l'été, indispensable pour le soleil du midi où il avait une maison, où il passait la moitié de l'année, avec ma grand-mère. J'ai des souvenirs de ces étés, des vacances chez eux où l'on allait, gamines, pré-adolescentes : du bonheur à l'état pur. On y allait pour quelques semaines, avec ma soeur, et on était gâtées : c'était le rythme tranquille des grands-parents, les bonnes choses que Mémé cuisinait pour nous faire plaisir, mais c'était aussi les sorties libres avec des cousins, des voisins, des amis, on était rarement les seuls jeunes dans le quartier. Et si on s'ennuyait un peu, on allait à la plage à deux (mes grands-parents n'y allaient pas, mais ma grand-mère nous donnait un peu d'argent « pour une glace à une boule »), pour nous c'était la liberté ! Ou bien on jouait à la pétanque avec Pépé. Pépé Albert était passionné de pétanque. Cela nous amusait un peu, mais attention, lui prenait ça au sérieux, il fallait se concentrer, suivre ses consignes, pointer ou tirer avec application !
Et puis si on jouait au ballon, il ne fallait pas abîmer son jardin, ses fleurs, qu'il chérissait : c'était encore une de ses passions, la botanique, il connaissait toutes les plantes.
Quand nous étions enfants, petites, il prenait le temps de jouer avec nous, que ce soit aux cartes (il nous apprenait la belote), aller faire des boules de neige en hiver, ou jouer à la dînette, à la poupée, il avait la patience de nous regarder jouer ou de participer à nos jeux. Et puis le dessin aussi, mais là il était bien meilleur que nous : j'y reviendrai. Cache-cache, devinettes, il aimait nous taquiner et c'était un plaisir, car il était plein de finesse, il aimait les mots et en jouer. Il était fort en mots-croisés par exemple, ou au Scrabble. Il écrivait des lettres superbes, la correspondance avec lui était délicieuse.
Je crois qu'il avait un peu l'allure de Jacques Tati, avec sa grande taille, son chapeau et ses gestes, et un rien de Pagnol aussi, l'accent et les expressions du midi qu'il avait adoptés, quelque chose dans le caractère qui me fait penser à cet univers.
Il était très amoureux de ma grand-mère, je me souviens qu'adolescente j'étais un peu surprise, ainsi qu'attendrie, de voir leur tendresse s'exprimer.
Il avait fait la guerre, je ne sais pas bien quoi, mais il avait été officier, prisonnier en Allemagne plusieurs années. Malade, affaibli, très amaigri, rapatrié car mourant, il avait survécu par le désir intense de retrouver sa femme et ses enfants... Il s'était remonté peu à peu, avait retrouvé la santé grâce aux bons soins de son épouse, ma grand-mère qui, pour le nourrir, traversait la campagne à vélo au péril de sa vie, pour se procurer des produits fermiers en ces temps de guerre et de disette.
De ces années noires, il avait ramené une santé fragile, était devenu cardiaque. Mais il n'en parlait guère, même s'il était très anxieux et que ça le minait.
Habile de ses mains, il savait bricoler, relier ou réparer les livres. Il avait un bon coup de crayon, il dessinait très bien. Il n'en a jamais fait grand chose à ma connaissance, que des esquisses, des brouillons griffonnés sur un coin de lettre... Sauf deux choses étonnantes. Premièrement, il savait broder. Pas au figuré, non, au sens propre : je n'ai jamais entendu parler d'aucun autre grand-père qui brode ! Et bien lui dessinait des motifs sur des draps, et les brodait. Et puis, deuxième chose incroyable, durant ses années de captivité, prisonnier de guerre, il avait fabriqué, de ses mains, de A à Z, des petits livres, pour les envoyer à ses filles, depuis son camp « Offlag XB ». J'ai deux de ces livres. C'est une merveille, je vais vous les montrer : l'histoire du vilain petit canard, retranscrite de mémoire, à la plume et illustrée, et un petit guide de dessin, pour apprendre à dessiner les animaux.
Ces livres que ma mère m'a transmis, c'est parmi les choses les plus précieuses que je possède, c'est pour moi un trésor inestimable. J'en prends grand soin, j'espère que rien ne les détruira, et que mes enfants les garderont avec la même ferveur...
(voir détails ci-dessous)
4 2009
8 commentaires:
Euh, c'est vraiment superbe. Des souvenirs (les livres) extraordinaires, mais surtout des souvenirs (les immatériels) comme on n'en fait plus. Quel merveilleux grand-père !!! C'est d'autant plus émouvant pour moi que j'ai passé ma journée à vider (et parfois garder) des choses, datant parfois de mon arrière-grand-père… Ce n'est pas rien, ces racines !
C'est d'autant plus beau et émouvant que ça respire l'admiration ...Des talents de narratrice, notre amie Catherine,
qui nous raménent en arrière.
Merci pour ce tendre travail de mémoire.
Ton hommage est magnifique, Cathy ! Je comprends mieux pourquoi tu lui étais si attachée, c'était un formidable grand-père, et je suis heureuse de l'avoir un peu rencontré !
Véro
Les livres de ton grand père montrent que la captivité est une notion relative. Certains le savent et ont accès à une autre liberté que celle du corps; celle de l'esprit et de la création
Tu lui rends un bel hommage.
Tu as décidément une histoire heureuse
béa
Merci à vous pour vos mots, ça me touche beaucoup...
Ces livres sont merveilleux, un véritable trésor à chérir effectivement Cath, et quelle belle enfance pour toi et ta soeur. On rêve de pouvoir posséder de tels souvenirs qui forgent ensuite une belle personnalité, la tienne, entre autres choses. Merci pour cette petite respiration-hommage et pour ces belles plages de livre créées par Albert, qui effectivement devait être un sacré "bon homme".
Merci Fanny !
bisous
Magnifique papy
magnifiques livres oh combien !
et la petite fille l'est aussi un peu !
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